La Confidentialité Imposée aux Témoins lors d’Auditions Internes : Enjeux Juridiques et Pratiques

Dans le cadre des procédures disciplinaires ou d’enquêtes internes au sein des entreprises, la pratique consistant à imposer des clauses de confidentialité aux témoins soulève de nombreuses questions juridiques. Cette démarche, située à l’intersection du droit du travail, du droit de la preuve et des libertés fondamentales, cristallise des tensions entre les intérêts légitimes de l’employeur et les droits des salariés. Face à la multiplication des contentieux liés à ces pratiques, les juridictions françaises ont progressivement défini un cadre jurisprudentiel qui tente d’équilibrer protection des informations sensibles et respect des droits de la défense. L’analyse de ce phénomène s’avère indispensable pour les professionnels du droit comme pour les responsables des ressources humaines.

Fondements juridiques et légitimité des clauses de confidentialité

Les clauses de confidentialité imposées aux témoins lors d’auditions internes trouvent leur fondement dans plusieurs principes juridiques. D’une part, l’employeur dispose d’un pouvoir de direction qui lui permet d’organiser les procédures internes selon les modalités qu’il juge appropriées. D’autre part, la protection du secret des affaires, consacrée par la loi n° 2018-670 du 30 juillet 2018, peut justifier certaines mesures de confidentialité lorsque les informations évoquées lors de l’audition présentent un caractère sensible pour l’entreprise.

Le Code du travail ne comporte pas de disposition spécifique encadrant l’usage des clauses de confidentialité lors des auditions de témoins. Cette absence crée un vide juridique que la jurisprudence a progressivement comblé. La Cour de cassation a ainsi précisé dans un arrêt du 14 mars 2018 (n°16-27.293) que « l’employeur peut imposer une obligation de discrétion aux salariés concernant les informations auxquelles ils ont accès dans l’exercice de leurs fonctions, sous réserve que cette restriction soit justifiée par la nature de la tâche à accomplir et proportionnée au but recherché ».

Cette exigence de proportionnalité constitue la pierre angulaire de l’analyse juridique des clauses de confidentialité. Dans un arrêt du 10 janvier 2012 (n°10-23.482), la chambre sociale a considéré qu’une clause de confidentialité trop générale, sans limitation temporelle ni matérielle, portait une atteinte disproportionnée à la liberté d’expression du salarié. La validité de ces clauses est donc soumise à un triple test :

  • La justification par un intérêt légitime de l’entreprise
  • La proportionnalité de la mesure au regard de l’objectif poursuivi
  • La limitation dans le temps et dans son objet

La CNIL a rappelé dans ses recommandations du 8 janvier 2019 que les dispositifs d’alerte professionnelle, qui impliquent souvent des auditions de témoins, doivent garantir la confidentialité des données traitées. Cette obligation de confidentialité trouve ainsi un ancrage supplémentaire dans la réglementation relative à la protection des données personnelles.

Toutefois, la légitimité de ces clauses se heurte aux droits fondamentaux des salariés, notamment la liberté d’expression et le droit à un procès équitable. Le Conseil constitutionnel a d’ailleurs rappelé dans sa décision n°2012-240 QPC du 4 mai 2012 que toute restriction à la liberté d’expression doit être nécessaire, adaptée et proportionnée à l’objectif poursuivi.

Les limites juridiques à l’obligation de confidentialité

Si l’employeur peut légitimement imposer une obligation de confidentialité aux témoins d’une audition interne, cette prérogative n’est pas sans limites. Le droit français prévoit plusieurs exceptions qui viennent tempérer la portée de ces clauses et protéger les droits fondamentaux des salariés.

La première limite concerne le droit d’alerte. L’article 6 de la loi Sapin II du 9 décembre 2016 protège les lanceurs d’alerte qui signalent, de bonne foi, des faits constitutifs d’un crime, d’un délit, d’une violation grave et manifeste d’un engagement international, de la loi ou du règlement, ou une menace pour l’intérêt général. Une clause de confidentialité ne peut donc faire obstacle à l’exercice de ce droit d’alerte, sous peine de nullité.

La Cour européenne des droits de l’homme a confirmé cette approche dans l’arrêt Heinisch c. Allemagne du 21 juillet 2011, en considérant que la révélation de faits illicites par un salarié peut prévaloir sur son obligation de loyauté et de discrétion, sous certaines conditions strictement définies.

Une deuxième limite majeure réside dans l’obligation de témoigner en justice. L’article 10 du Code de procédure civile dispose que « chacun est tenu d’apporter son concours à la justice en vue de la manifestation de la vérité ». Cette obligation prime sur toute clause de confidentialité contractuelle. La chambre sociale de la Cour de cassation a ainsi jugé, dans un arrêt du 7 novembre 2006 (n°05-41.380), qu’un salarié ne peut être sanctionné pour avoir témoigné en justice, même si son témoignage contrevient à une obligation de confidentialité.

Le cas particulier des représentants du personnel

Les représentants du personnel bénéficient d’un statut particulier face aux clauses de confidentialité. L’article L. 2315-3 du Code du travail leur impose une obligation de discrétion à l’égard des informations revêtant un caractère confidentiel et présentées comme telles par l’employeur. Toutefois, cette obligation ne s’applique pas vis-à-vis des salariés qu’ils représentent, dans la mesure nécessaire à l’exercice de leur mandat.

La jurisprudence a précisé les contours de cette exception. Dans un arrêt du 5 novembre 2014 (n°13-17.270), la Cour de cassation a considéré que l’obligation de discrétion des membres du comité d’entreprise ne pouvait les empêcher d’informer les salariés sur des questions relevant directement de leurs attributions.

Une troisième limite tient au respect du principe du contradictoire et des droits de la défense. Dans un arrêt du 4 juillet 2018 (n°17-18.241), la Cour de cassation a rappelé que « le respect du principe du contradictoire implique la communication à chaque partie de l’ensemble des pièces produites au débat ». Un témoin ne peut donc être empêché de communiquer le contenu de son audition à un salarié mis en cause, si ce témoignage est utilisé contre lui dans le cadre d’une procédure disciplinaire.

Ces différentes limites démontrent la nécessité d’une approche équilibrée et contextualisée des clauses de confidentialité, qui ne peuvent être conçues comme des instruments absolus au service de la discrétion des procédures internes.

Modalités pratiques et formalisation de l’obligation de confidentialité

La mise en œuvre concrète d’une obligation de confidentialité lors d’auditions internes requiert une formalisation adaptée et le respect de certaines modalités pratiques pour garantir sa validité juridique. Les entreprises doivent porter une attention particulière à la rédaction et à la présentation de ces clauses aux témoins concernés.

La formalisation de l’obligation de confidentialité peut prendre plusieurs formes. La plus courante consiste en la signature d’un engagement de confidentialité distinct, spécifiquement rédigé pour l’audition. Ce document doit préciser clairement l’étendue de l’obligation, sa durée et son objet. Une formulation trop vague ou trop générale risquerait d’être invalidée par les tribunaux, comme l’a rappelé la Cour d’appel de Paris dans un arrêt du 22 mars 2016 (n°14/12357).

Le procès-verbal d’audition peut contenir une mention relative à la confidentialité, que le témoin approuve en signant le document. Cette approche présente l’avantage de la simplicité mais peut s’avérer insuffisante si les contours précis de l’obligation ne sont pas détaillés. Dans tous les cas, il est recommandé de faire apparaître explicitement le consentement du témoin.

Concernant le contenu de la clause, plusieurs éléments doivent y figurer pour en garantir la validité :

  • La définition précise des informations couvertes par la confidentialité
  • La durée de l’obligation (une obligation perpétuelle étant généralement considérée comme disproportionnée)
  • Les exceptions légales à l’obligation de confidentialité
  • Les conséquences potentielles d’une violation de cette obligation

Information préalable du témoin

L’information préalable du témoin constitue une étape fondamentale. Avant le début de l’audition, l’entreprise doit expliquer clairement au témoin la nature et la portée de son obligation de confidentialité. Cette démarche permet non seulement de satisfaire à l’exigence de loyauté dans les relations de travail, mais contribue à la validité juridique de la clause.

Dans un arrêt du 6 février 2013 (n°11-11.740), la Cour de cassation a considéré qu’un salarié ne pouvait être valablement tenu par une obligation dont il n’avait pas été clairement informé. Cette exigence d’information préalable est particulièrement importante lorsque l’audition s’inscrit dans le cadre d’une enquête interne susceptible d’aboutir à des sanctions disciplinaires.

Le règlement intérieur de l’entreprise peut utilement préciser le cadre général des obligations de confidentialité lors des procédures internes. Toutefois, comme l’a souligné le Conseil d’État dans une décision du 12 novembre 2012 (n°349365), les dispositions du règlement intérieur ne peuvent imposer aux salariés des obligations qui ne seraient pas justifiées par la nature des tâches à accomplir ni proportionnées au but recherché.

Pour les entreprises internationales, la question se complexifie avec la nécessité de respecter différentes législations nationales. Le Règlement général sur la protection des données (RGPD) impose des contraintes spécifiques quant au traitement des informations recueillies lors des auditions, qui doivent être prises en compte dans la formalisation de l’obligation de confidentialité.

Sanctions et conséquences juridiques du non-respect de la confidentialité

Le non-respect d’une obligation de confidentialité par un témoin peut entraîner diverses conséquences juridiques, tant sur le plan disciplinaire que sur le plan civil, voire pénal dans certains cas. L’évaluation de ces sanctions doit toutefois tenir compte du contexte spécifique de la divulgation et des circonstances atténuantes potentielles.

Sur le plan disciplinaire, la violation d’une clause de confidentialité peut constituer une faute justifiant une sanction. La jurisprudence considère généralement qu’il s’agit d’un manquement à l’obligation de loyauté inhérente au contrat de travail. Dans un arrêt du 15 décembre 2010 (n°09-42.691), la Cour de cassation a validé le licenciement pour faute grave d’un salarié qui avait divulgué des informations confidentielles à des tiers, en violation de ses engagements.

Toutefois, la proportionnalité de la sanction doit être appréciée au regard de plusieurs facteurs :

  • La nature des informations divulguées et leur sensibilité
  • L’étendue de la divulgation (cercle restreint ou large diffusion)
  • L’intention du salarié et sa bonne ou mauvaise foi
  • Le préjudice effectivement subi par l’entreprise

Un licenciement pour faute grave ne sera justifié que si la violation présente un caractère particulièrement sérieux. Dans un arrêt du 19 mars 2014 (n°12-28.412), la Cour de cassation a considéré que la divulgation d’informations confidentielles à un nombre limité de collègues, sans intention de nuire, ne constituait pas une faute grave justifiant un licenciement immédiat sans préavis ni indemnités.

Responsabilité civile et réparation du préjudice

Sur le plan civil, la violation d’une obligation de confidentialité peut engager la responsabilité contractuelle du témoin. L’article 1231-1 du Code civil permet à l’entreprise de demander réparation du préjudice subi du fait de cette violation. Encore faut-il que l’entreprise soit en mesure de démontrer l’existence d’un préjudice réel et d’un lien de causalité direct avec la divulgation.

La jurisprudence admet la possibilité d’insérer des clauses pénales dans les engagements de confidentialité, prévoyant le versement d’une somme forfaitaire en cas de violation. Toutefois, conformément à l’article 1231-5 du Code civil, le juge conserve un pouvoir de modération ou d’augmentation si le montant apparaît manifestement excessif ou dérisoire.

Dans certains cas spécifiques, la violation de la confidentialité peut avoir des implications pénales. L’article 226-13 du Code pénal sanctionne la violation du secret professionnel par les personnes qui en sont dépositaires. Bien que cette disposition ne s’applique pas à tous les témoins d’auditions internes, elle peut concerner certains professionnels tenus au secret (médecins du travail, avocats, etc.).

La divulgation d’informations relevant du secret des affaires, telles que définies par l’article L. 151-1 du Code de commerce, peut constituer une atteinte sanctionnée civilement. La loi du 30 juillet 2018 prévoit des mesures spécifiques pour prévenir et réparer de telles atteintes.

Il convient de noter que les tribunaux tiennent compte des exceptions légitimes à l’obligation de confidentialité. Dans un arrêt du 30 juin 2016 (n°15-10.557), la Cour de cassation a jugé qu’un salarié ne pouvait être sanctionné pour avoir révélé des faits de harcèlement moral dont il avait été témoin, malgré une clause de confidentialité, cette révélation étant protégée par l’article L. 1152-2 du Code du travail.

Vers un équilibre entre transparence et protection des intérêts légitimes

La recherche d’un équilibre optimal entre la nécessaire transparence des procédures internes et la protection des intérêts légitimes de l’entreprise constitue un défi majeur pour les juristes et les responsables RH. L’évolution récente du cadre juridique et des pratiques professionnelles permet d’identifier plusieurs pistes pour concilier ces impératifs apparemment contradictoires.

La première approche consiste à adopter une démarche de confidentialité modulée et contextualisée. Plutôt qu’une obligation générale et absolue, l’entreprise peut définir différents niveaux de confidentialité selon la nature des informations concernées. Cette gradation permet d’adapter la protection aux enjeux réels et de limiter les restrictions aux seules informations véritablement sensibles.

La Cour de cassation a validé cette approche dans un arrêt du 8 décembre 2009 (n°08-17.191), en considérant qu’une obligation de confidentialité ciblée sur certaines informations stratégiques ne portait pas une atteinte disproportionnée à la liberté d’expression des salariés.

Une deuxième piste réside dans la temporalité de l’obligation de confidentialité. Limiter la durée de cette obligation à la période strictement nécessaire (pendant l’enquête interne et jusqu’à la prise de décision) permet de réduire son impact sur les droits des salariés tout en préservant l’efficacité de la procédure. Cette limitation temporelle a été considérée comme un élément déterminant de proportionnalité par la Cour d’appel de Versailles dans un arrêt du 17 janvier 2018 (n°16/05579).

Le rôle du dialogue social

Le dialogue social constitue un levier essentiel pour construire un cadre équilibré. L’implication des représentants du personnel dans la définition des procédures d’audition interne et des obligations de confidentialité associées peut contribuer à leur acceptabilité et à leur conformité juridique.

Certaines entreprises ont élaboré des chartes d’enquête interne négociées avec les partenaires sociaux, qui précisent les modalités des auditions et les limites des obligations de confidentialité imposées aux témoins. Cette démarche participative renforce la légitimité du dispositif et facilite son application effective.

La transparence méthodologique constitue une troisième voie prometteuse. Sans révéler le contenu des témoignages, l’entreprise peut communiquer clairement sur la méthodologie de l’enquête, ses objectifs et son déroulement. Cette transparence sur le processus, combinée à une confidentialité ciblée sur le contenu, permet de concilier les exigences apparemment contradictoires de discrétion et d’ouverture.

L’évolution du cadre juridique tend à favoriser cette approche équilibrée. La directive européenne sur la protection des lanceurs d’alerte, transposée en droit français par la loi du 21 mars 2022, renforce la protection des personnes qui signalent des violations du droit tout en maintenant des garanties de confidentialité pour les procédures internes.

La jurisprudence récente de la Cour de cassation s’inscrit dans cette recherche d’équilibre. Dans un arrêt du 5 octobre 2022 (n°21-83.820), la chambre sociale a rappelé que « si l’employeur peut légitimement imposer une obligation de confidentialité aux témoins d’une enquête interne, cette obligation ne saurait faire obstacle aux droits de la défense du salarié mis en cause ni à la protection des lanceurs d’alerte ».

Cette approche nuancée reflète une tendance de fond du droit du travail contemporain : la reconnaissance de la légitimité des intérêts de l’entreprise, combinée à une protection renforcée des droits fondamentaux des salariés, dans une recherche permanente de proportionnalité et d’équilibre.

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